"- Passes moi un paquet de niapo! " José venait d'élever la voix pour couvrir le bruit de pluie sur la bâche,
"- Hé, Alfredo, tu rêves ou quoi? Passes moi du niapo!" Alfredo tendit la main pour attraper le paquet de jonc sans un mot. De toutes façons c'était inutile, la racha qui secouait les branches à les faire gémir se disputait avec le crépitement incessant de l'eau. Depuis 48h il n'y avait pas eu une seule interruption au torrent qui se déversait du ciel, mais c'est souvent le cas ici dans le Montanas.
Nous étions cinq à enfiler inlassablement les cholgas sur les tiges de niapo, par paquet de trente. Un, deux, trois,...,trente, récupérer l'aiguille, la fixer sur un autre jonc, et un, deux, trois,...Dans ces moments, tu ne penses à rien, ou tu penses tout seul et tu ne dis rien, ou encore tu n'arrêtes pas de parler comme cette pipelette de José.
"- Hé, Pedro tu nous racontes ton histoire de centolla!
- ...
- Pedro, dis, tu racontes?
- laisses tomber José! " C'était le petit luis qui venait de parler et m'évitait une fois de plus de rembarrer José.
"- Dis-nous plutôt combien tu as fais de sacs aujourd'hui José.
- Quatre, mauvaise journée, mais quand le vent s'est renforcé, il a fallu partir et il était trop tard pour s'y remettre. Mais demain on va sur Puerto Chico, il y a un coin par-là bas je te dis pas, peut-être six sacs, 500 kg chacun dans la journée si on ne traîne pas et si cet idiot de Marcello a bien réparé le compresseur.
- Flaco, remets donc du bois, si on veut que les cholgas soient bien fumées, il faut surveiller un peu mieux, et en même temps va accrocher les paquets que je viens de faire.
- Alors Pedro et ton histoire?
- ...
- Laisses José, toi tu plonges, tu t'en fiches, mais Pedro il ne plonge plus, alors il a le droit de la garder pour lui son histoire. Et puis ça fait déjà trois semaines qu'on n'a pas regagné Natales, il y a de quoi avoir le blues à passer tout ce temps sous cet abri de branches et de bâches, et encore on a de la chance, ici on est bien abrité du vent et il n'y a pas de torrent qui traverse la cabane quand il pleut trop fort.
- Ouais, encore trois jours et basta, toutes les cholgas sur le bateau pour Puerto Montt,
- Et après demain fini la plongée, deux jours de séchage pour les dernières moules et à nous la cuite monstrueuse et les femmes!...
- Hé, Pedro...?
- Chucha! regardes celle-là!" La racha venait de soulever un banc d'écume qui partit en tourbillonnant à une quarantaine de mètres de haut.
"- En tous cas, vent ou pas, je préfère être là qu'à Aguire, là bas avec la marée rouge, fini la pêche, il paraît que même une partie des oiseaux a disparu, notre Montana c'est un cadeau du ciel, même humide.
- Ho Pedro fait pas le timide, parles-nous de ta centolla monstrueuse, il y a un gars de Natales qui m'a dit que...
- Calla te José! Tu ne sais pas de quoi tu parles, tu ne sais pas qui était le monstre, moi il y a des choses que j'ai voulues oublier, et j'ai oublié pourquoi il faut que les centollas soient toujours plus grosses, et pourquoi les grosses sont toujours plus profond et pourquoi au lieu de une heure, on reste deux parfois trois heures à 30 mètres sans aucun respect des limites de sécurité. Alors maintenant tu écrases José, sinon je te jure que bien que je sois maintenant à moitié paralysé, j'arriverai à t'arracher la langue et l'enfiler sur mon niapo!"
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niapo | C'est une herbe résistante, presque un jonc, que l'on trouve sur le rivage sur lesquels on enfile les moules pour les fumer et sécher. |
cholga | grosse moule qui se ramasse en plongée au narguilé par quelques mètres de fond |
racha | ou williwaw en anglais, rafales de vents qui tombent des montagnes à 50, 60 nœuds ou plus |
centolla | araignée de mer |
Aguire | voire avant dans notre voyage |
Puerto Natales | voire après |